Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Tout sur Jean Michel Jarre
26 février 2024

La campagne de Chine 2- La prise de Shanghaï (Rock & Folk 1 février 1982)

 

Ticket des concerts de Shanghaï

EST/OUEST

Ils lancent des papiers colorés dans le brasier, l’un après l’autre, à travers les cendres qui volent et la chaleur qui les brouille on voit leurs visages lisses comme des galets, leurs crânes rasés. Ils chantent sans presque remuer les lèvres une mélopée lui monte jusqu’au ciel avec les flammes et les âmes des morts. (Debout à quelques mètres sur les marches de pierre, un jeune Occidental les observe.) Quand ils ont brûlé toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, les moines du Temple de Jade quittent la cour en file indienne. Ils avancent sans hâte sous une galerie, très vieux et très sages, leurs robes orange flottent dans la lumière au-dessus des dalles noires. (Le jeune homme passe devant le feu qui meurt et suit la procession, ses poings fermés dans les poches de son blouson.) Au creux d’une grande salle remplie d’ombre fraîche, les moines aux yeux clos secouent des clochettes et frappent des gongs, leurs voix aigres tournent comme des cris d’oiseaux dans l’air saturé de parfums. (Silhouette à contre-jour dans 1’embrasure d’une porte, l’étranger les regarde. Son ombre démesurée glisse sur la pierre brillante, usée depuis des siècles par tant de pas.) C’est un chant très troublant que chantent les moines du Temple de Jade, un bourdonnement haché de dissonances qui s’étire et s’enroule dans l’après-midi calme, renaît toujours quand on croit qu’il va mourir. (Mais le jeune Occidental ne l’entend pas : il a un casque de walkman vissé aux oreilles, il écoute probablement du rock’n’roll.)

LE GRAND SAUT

Et brusquement il se lance. Il accomplit cet acte qu’il n’aurait même pas imaginé il y a deux jours : il saute du haut de sa tour d’ivoire, devient un vrai rocker pendant sa chute et atterrit au milieu de la foule. Comme ça, avec son costume blanc et ses cheveux bien coiffés et son petit clavier entre les mains, Jean-Michel Jarre mord à belles dents dans le fruit défendu – et il aime ça. Il sait qu’il ne doit pas le faire, mais il le fait. Parce que trop d’excitation l’emporte, parce qu’il fui faut accomplir un GESTE pour brûler toute cette électricité qui circule dans l’air comme avant un orage, parce que, il vient de l’apprendre, il est des moments où la musique ne suffit plus. Alors il met le feu à la mèche, et tant pis/mieux si tout explose : seules comptent la pure jouissance du moment, la décharge d’adrénaline, l’ivresse du pouvoir absolu. Le stade gronde et tremble sur ses bases. Et tout en improvisant un furieux solo plein de hasard et de VIE, l’ancien concertiste métamorphosé en rock’n’roller de la plus transpirante espèce se promène à travers les rangées sidérées mais encore sages du parterre, dérive lentement vers les gradins houleux où s’agite le peuple de Shanghaï, tous ces bras tendus.1es hommes de la sécurité courent dans tous les sens, poulets sans tête, trop surpris pour être le moins du monde efficaces, vingt mille personnes debout crient et se bousculent, vingt mille paires d’yeux braqués … la petite silhouette blanche que la marée va engloutir.

Soleil

Sur la piste, l’avion a ouvert son ventre et les grues le vident de ses tonnes de matériel. tous les membres de la tournée se sont brusquement égaillés sur le ciment interdit, arrachent leurs manteaux et laissent le soleil caresser leur peau blanche. La police de l’aéroport met vingt bonnes minutes à intervenir mollement – il flotte dans l’air comme un parfum de vacances. Les discours de bienvenue des officiels locaux sont totalement exubérants, jamais ils ne manquent l’occasion de glisser ici et là que Shanghaï est bien DIFFÉRENTE de Pékin et qu’ici, n’est-ce pas, les gens sont, heu, un peu plus chaleureux – et de vacances dans le Midi.

Hollywood

Ils piétinent en longues files turbulentes devant les grilles du stade, ils sont TOUS jeunes avec des allures un peu rebelles, ils ressemblent à n’importe quelle foule attendant impatiemment sa ration de rock’n’roll – la chasse aux billets fait rage à travers que certains ont payé d’un mois de salaire leur petit papier rose. Quand la longue limousine noire pousse son museau dans leurs reins, ils s’écartent sans hâte et la regardent glisser tout contre eux, leurs yeux flottent derrière les vitres. Une porte arrière s’ouvre, un homme descend de la voiture et se met à marcher sans hâte vers le stade, une longue écharpe de soie blanche autour de son cou. Quelqu’un crie et se met à courir derrière lui, d’autres se détachent de la masse à sa suite, de plus en plus nombreux, filent sans faire de bruit sur l’asphalte. Alors les projecteurs placés en haut du grand escalier s’allument, jettent sur la scène une lumière si crue qu’elle efface les couleurs, les caméras se mettent à ronronner – car c’est AUSSI du cinéma.

Jazz

Fraîcheur de la glace à travers le verre, fumée de cigarette que les ventilateurs dispersent. Enfoncez-vous dans votre fauteuil et laissez la douce brise du swing caresser votre visage. Il suffit de fermer les yeux et ce soir c’est sérénade au clair de lune, les jeunes filles en soquette blanches et leurs cavaliers américains virevoltent sur la piste, le vent tiède apporte du campus l’odeur de magnolias en fleur. Mais, bon, vous ne fermez pas les yeux et ça n’est pas Glenn Miller non plus : juste un modèle réduit de big band qui joue de vieilles et charmantes choses tandis que le barman secoue son shaker. Quand le pianiste ajoué sa dernière note, il empoigne la bicyclette appuyée contre son piano et s’en va.

Feu

Quelle est la différence, le tout petit détail qui vous tourmente ? Vous observez une fois de plus la foule qui attend le début du concert, et c’est exactement comme à Pékin, tous ces visages qui flottent dans la pénombre comme des lunes sur des étagères, la douce rumeur de l’attente. Mais il y a une différence, et vous finissez par la trouver : partout sur les gradins des petites flammes orangées qui montent et s’éteignent, en regardant plus attentivement vous discernez des centaines de points lumineux clignotant comme des clins d’oeil un peu canaille. Tous ces gens fument tranquillement, et il est interdit de fumer. Partout ailleurs dans le monde cela ne voudrait rien dire du tout, ici c’est la Chine et c’est beaucoup – peut-être bien que ce stade va brûler, après tout.

Cerise

“Whele you flom ?” D’abord vous ne les entendez pas. Appuyé au parapet, vous regardez de tous vos yeux le port de Shanghaï. LE PORT DE SHANGHAÎ; Le fleuve qui miroite au soleil, les cargos blancs aux flans tachés de rouille et les jonques au ventre plein dont le soleil embrase les voiles – vous rêvez à Gene, à Marlène, à Rita. “Whele you flom ?” Deux tout jeunes gens, l’un en veste kaki, vous regardent en souriant. Un de chaque côté. Vous vous retournez face à la promenade qui surplombe le quai pour leur parler, bientôt ils sont dix, vingt, cinquante autour de vous – vous sentez la pierre du parapet dans le creux de vos reins. Mais ils sourient, cent yeux sur votre bouche pendant que vous parlez. La France, et tout ça. Une jeune fille légère comme un nuage se faufile au premier rang, poupée rose aux lèvres cerise, elle vous pose mille questions et vous lui répondez en riant tant elle est adorable mais la veste kaki vous donne un tout petit coup de coude : ne riez pas, les autres vont croire que vous vous moquez d’elle, alors vous ne riez plus mais elle continue de gazouiller et de vous regarder avec des yeux remplis de surprise et de joie – et vous vous sentez bien, parce que ça n’arrive pas si souvent.

Voyage immobile

Le stade est rond comme un chapeau et infiniment moins austère que celui de Pékin, avec ses sièges en bois qui descendent à pic et viennent encercler la scène, son plafond décoré pareil à une soucoupe volante asiatique et galactique. Au dernier étage il y a une promenade, des baies vitrées et la ville tout entière à vos pieds dans un halo de soleil. Vous faites le tour du stade dans le ciel, seul avec l’écho de vos pas, et Shaghaï fait le tour de vous au ralenti. En bas, sur le parking, des pompiers sans eau font l’exercice en manches de chemise. Plus loin, de l’autre côté de la rue et des murs qui la dissimulent aux passants, des baraques de tôle et de planches que chaque averse doit emporter, des cours où quelques vieillards assis, immobiles et inutiles, n’attendent rien – et la ville est soudain moins belle.

Pop

“C’est un concert po-pu-laire ! Regardez !” Il vous secoue de toutes ses forces, il pousse contre le vôtre son visage hilare, ses yeux brillent dans le noir. De sa main libre il désigne la loge d’où les grands maîtres de la ville ont disparu, la foule qui ondule et gronde dans les gradins. “C’est un concert POPULAIRE !” Il saute sur place comme une grosse grenouille jaune, la sueur roule sur ses joues et son costume de fonctionnaire est bien fripé. Une fois encore il postillonne le message, puis il s’en va annoncer la bonne nouvelle un peu plus loin : c’est un concert populaire.

San Francisco

Ils posent tant et tant de questions et même sur la musique, un garçon avec une ombre de duvet sous le nez dit, très exalté : “Moi, j’aime la country music !” Grands dieux : la COUNTRY MUSIC ! Au coeur de la Chine Populaire, un adorateur de Merle Haggard et Loretta Lynn, un type branché en direct sur Nashville, Tennesse. Mais non, il ne sait rien de rien, il vénère juste cette chanson dont il lance le titre, triomphant : “San Francisco”. D’un port à l’autre un pétale du Flower Power a traversé les océans, l’amour n’a pas de frontières.

M.

Petite fille des beaux quartiers, quel chagrin d’amour t’a poussée jusqu’ici ? Allongée sur le tapis d’une chambre d’hôtel pour touristes fortunés, elle boit d’immenses rasades de scotch par défi et raconte son histoire avec l’accent de La Muette, les monastères de Taïwan pour lécher ses blessures et les auberges sordides dans lesquelles elle échoue chaque nuit – pas d’oreiller pour pleurer. M. dérive à travers la Chine avec son coeur en morceaux et ses beaux cheveux d’acajou qui s’en vont par poignées entières – mais si vous la plaignez et lui dites de rentrer chez elle, ses yeux bleus étincellent de colère. Assis à la petite table, R. n’écoute pas : il dessine sur le verre une longue ligne blanche. Dehors la lune saupoudre les arbres du parc d’une autre poussière, vous refermez la porte sans faire de bruit.

Fellini

Les grandes marées d’équinoxe finissent de jeter leurs vagues sur le stade. Alors dans le silence monte une musique qui semble venue du fond d’un rêve, un lambeau de souvenir qui flotte dans l’oubli, une fanfare triste qui joue au loin comme à la fin d’un film italien – quand la fête se termine et qu”elle reste seule au milieu des confettis. Un son de clarinette qui descend de la galerie supérieure, comme si Jimmy Giuffre jouait là-haut dans le noir, tous les yeux fouillent l’obscurité. Mais déjà la musique vient d’un autre endroit, les têtes font un autre quart de tour. Et la fanfare invisible fait ainsi le tour du stade avant de se dissoudre dans la nuit.

Magie blanche.

Le troisième homme

Les deux jeunes gens disent soudain partons d’ici, il y a trop de monde. Ils vous entraînent jusqu’à un parking et se tassent dans l’ombre d’un bus déserté par ses touristes. Les sirènes des cargos mugissent dans le port, tout cela est terriblement romanesque. Ils voudraient vous revoir, vous leur dites de passer à votre hôtel. Mais ils vous rappellent dans leur anglais hésitant que les Chinois n’ont pas accès à tous ces endroits de luxe et de plaisir, strictement réservés aux étrangers – tant de soleil et de sourires vous l’avaient fait oublier : vous n’êtes pas encore au paradis. Alors ils vous téléphoneront demain depuis leur usine, pendant une pause, à quelle heure vous levez-vous ? Ils se regardent et rient, incrédules quand vous le leur dites : à cette heure-là, ils auront déjà une demi-journée de boulons (ou Dieu sait quoi) de plus dans leur vie. Un homme s’approche et se plante tranquillement près de vous, un sourire rêveur flotte sur son visage. Vos nouveaux amis disent donnez-nous votre numéro de chambre en français, vous comprenez pourquoi. Mais eux ne comprennent pas et s’embrouillent, alors le troisième homme se racle la gorge, crache par terre et leur traduit en anglais ce que vous dites en français. Puis il s’éloigne sans cesser de sourire.

Ville lumière

Tout de suite il y a, comme une promesse, le miracle de cette lumière dorée qui nimbe la ville entière, la douceur de l’air sur votre peau. Il y a des palmiers dans les rues et du bleu plein le ciel, des vieilles demeures encore un peu roses au fond de parcs luxuriants. Il y a ces grands buildings de brique rouge comme dans l’Amérique des Années Vingt, avec leur flèche qui déchire le ciel et leur patine de nostalgie. Il y a dans les rues partagées entre ombre et soleil des gens qui sourient car aucun vent glacé ne pétrifie leur visage, des vêtements qui chantent et, bien sûr, des bicyclettes. ShanghaÏ baigne dans la lumière, Shanghaï a l’air d’un paradis quand on arrive de Pékin.

Un travailleur

Le petit diplomate est venu de Pékin avec la troupe. Il est jeune et dynamique, il est coiffé comme Tintin et a de si bonnes manières. Dès qu’il arrive à Shanghaï, il enfile une salopette toute neuve et passe ses journées dans le stade à installer le matériel avec les techniciens, déchire ses doigts blancs et casse la croûte avec eux, vit une formidable expérience auprès du peuple laborieux. “Ca montre la valeur de nos diplomates”, laisse tomber le Patron – et comprenez ce que vous voulez.

Tango

Tout au long des nuits d’été irrespirables Shanghaï la ville perdue s’enivrait et dansait, joueurs de cartes à demi nus assis sur les trottoirs et marins étrangers en bordée. Souvent les lames des couteaux brillaient devant la porte des bouges et les filles appuyées au mur portaient la main à leur bouche – c’était au temps où l’Occident suçait le sang de la Chine et avait fait d’un village de pêcheurs une cité au coeur de pierre dont les seules lois étaient l’argent et la corruption, la violence et le plaisir. Allongés sur des nattes derrière des paravents, les petits fonctionnaires français (teint bilieux) et allemands (lunettes rondes) tiraient sur leur pipe d’opium. Les yeux dans le vague et leur costume blanc froissé, ils rêvaient qu’ils étaient des aventuriers, à la voix rauque de Marlène pour eux tout seuls. et puis une main rouge a brutalement mis fin à la projection – mais pas à la bande-son, curieusement, le chant du bandonéon qui pleurait jour et nuit dans toutes les TSF, sur tous les gramophones et toutes les estrades où des musiciens chinois aux cheveux gominés se prenaient pour de vrais Argentins – c’était au temps où la Chine tout entière était folle du tango, tellement éprise qu’aucune révolution, fût-elle culturelle, n’a pu venir à bout d’un amour pareil et qu’aujourd’hui encore le rythme bancal et les moiteurs de Buenos Aires dans chaque soupir de la musique chinoise “moderne”.

Bonsoir

Ce que les affamés de la nuit ne peuvent trouver à l’extérieur, ils se débrouillent pour s’en offrir l’ersatz eux-mêmes et le savourer entre amis – le désert nocturne a au moins cet avantage de resserrer les rangs. Car la cruelle réalité se rappelle à tous dès le premier soir, douche bien des enthousiasmes, étrangle bien des rêves : si Shanghaï est une ville autrement sexy que Pékin, elle est (obligée d’être) exactement aussi sage dès que la lune monte dans le ciel. Et la fille du Sud se couche avant minuit comme sa soeur du Nord. Alors, après l’heure fatidique les nuits de Shanghaï se mettent à ressembler étrangement à celles de la semaine dernière, le froid en moins, avec leurs rôdeurs de corridors, les K7 à fond et les bouteilles vides dans la corbeille à papiers. Juste comme d’habitude.

L’allumeuse

Le public n’a pas tellement plus applaudi que celui de Pékin, lors du premier concert – un peu, mais pas beaucoup plus. et l’on se dit, tandis que se rallument les lampions, que Shanghaï n’est qu’une allumeuse, chaude dehors et froide dedans, et autant pour ceux qui avaient cru déceler dans l’atmosphère des vibrations qui, que. Seulement voilà : le concert est fini, mais les gens ne quittent pas le stade. Ils restent là, debout devant leurs sièges alors qu’ils devraient s’en aller, et leur présence obstinée et immobile est le signe de quelque chose que vous ne comprenez d’abord pas, que vous ne comprendrez que demain, après-demain, quand le stade deviendra ce chaudron d’apprenti-sorcier. Jean MichelJarre, si prompt à analyser une situation et à la retourner à son avantage, a déjà compris : ce soir un ou deux rappels pour tâter le terrain et faire de cette première méridionale un succès honorbale, demain toute la gomme et en route pour une nuit de gloire et d’ivresse. Car ces gens-là sont CHAUDS, il suffira d’un geste pour leur faire cracher le feu. Demain il saute.

Le Florentin

Par la fenêtre on aperçoit un grand bassin d’eau verte et épaisse comme un gazon qu’enjambe un pont de pierre. Le journaliste italien qui vit depuis toutes ces années en Chine mange des crabes et parle avec ses mains. Il est un si merveilleux conteur, et si drôle, que vous oubliez de manger – mais pas lui. Seul son ami l’officiel ne rit pas, il contemple d’un air navré le fond de son bol où flottent des choses. Alors Tizziano se penche vers lui : “Mais ne faites pas cette tête-là, camarade fonctionnaire. Moi aussi, J’ADORE le peuple chinois. Ce sont ses dirigeants que je n’aime pas.” L’autre relève la tête et dit d’une voix faible : “Vous devriez faire un effort.” Tizziano part d’un rire immense. Dans les ruelles tortueuses de la vieille ville il se ballade comme un prince florentin en visite, apostrophe les passants et leur raconte des blagues qui les font se tordre de rire. Ils s’agglutinent autour de lui comme des gosses autour d’un arbre de Noël – et c’est de ça qu’il a l’air avec son blazer blasonné et son foulard en soie, son pantalon pli rasoir et ses escarpins d’Italie, son odeur d’after shave parmi celle du poisson. Plus tard son ami l’officiel vous dit, de plus en plus navré, qu’il n’a pu trouver de taxi, mais il y a là ce car de touristes américains qui passe devant votre hôtel – Tizziano a disparu au détour de quelque ruelle, tout le petit peuple de Shanghaï accroché à ses basques, on voyait ses grands bras qui moulinaient en l’air au-dessus d’une forêt de cheveux noirs. Les Américains ont tous près de cent ans et ils font un merveilleux voyage – leurs dentiers étincellent – vous êtes un touriste aussi, petit Frenchie ? En vue de l’hôtel, cette femme plus jeune vous fait signe timidement. Elle connaît bien la musique de Jean Michel Jarre, parce que son gendre aussi joue du synthétiseur. Vous avez peut-être entendu parler de lui, il s’appelle Walter Carlos.

Sur les quais

– Sur la promenade du port on voit des gens qui flânent dans le soleil de l’après-midi, des jeunes mecs assis sur le parapet qui balancent leur pieds et dévisagent les passants avec arrogance. Quand vous frôlez leurs chaussures, ils vous font un sourire ou un petit signe de la main. Ils portent des vestes kaki et des pantalons noirs juste un peu collants – rien à voir avec les étranges visions de journalistes qui, sans doute déçus par si peu de glamour, ont déposé sur le papier leurs fantasmes d’une Chine revue et corrigée par Londres et Manille, punks flashy à chaque coin de rue et prostituées en robes moulantes. Trois pas plus tard, vous vous arrêtez net. Saisi. Vous avez forcément mal vu. Mais non, lorsque vous vous retournez IL est bien là, les deux mains à plat sur la pierre et la cigarette aux lèvres, un adolescent aux airs d’indifférence très étudiés qui arbore au-dessus de son front jaune une superbe banane de rocker. Pas juste une timide avancée de cheveux comme certains de ses voisins, non : une vraie banane, raide et brillante, qui pointe fièrement dans le ciel bleu.

Kids

Li et Chen, inséparables. Ils sont là dans l’ombre d’un pilier, pas loin des grilles infranchissables de l’hôtel, ils vous entraînent à travers les rues de Shanghaï, visiblement partagés entre la prudence et la fierté d’exhiber leur ami au long nez, il fait beau et c’est dimanche. Au fond d’un jardin public poussiéreux, Li et Chen racontent leur vie d’adolescents chinois ordinaires dans le dernier quart du vingtième siècle, ils réfléchissent longuement avant de répondre aux questions et ne comprennent pas quand ça les arrange – ou dérange. Ils ont des manières un peu furtives et des yeux qui brillent entre les fentes de leurs paupières. Deux kids dont la vie tourne depuis et pour toujours autour de leur travail et de leur famille, deux kids dont l’avenir a été planifié bien avant qu’ils ne soient nés. Alors il leur reste le rêve, et quoi de mieux que la musique, l’oncle de Li qui vit à San Francisco depuis bien longtemps déjà lui a rapporté un lecteur de cassettes, certains soirs il invite quelques copains à faire une petite fête autour de l’objet précieux. Et des copines ? Ils se regardent. Avec des filles ? Oui. Ils dansent une heure ou deux, ils boivent de l’eau et ne fument pas. Et ne flirtent pas. Mais ils doivent bien en avoir envie, parfois ? (Vous repensez à la petite fille aux lèvres cerise.) Chen hoche la tête et vous explique sentencieusement que les Chinois savent, depuis la nuit des temps, réfréner ce genre… d’instincts.

Bonjour

Les réveils douloureux sont le lot de toute tournée, gueule de bois et dents lavées à la vodka, en Chine c’est comme partout ailleurs. Mais les réveils de Mylo sont un vrai crêve-coeur, sa tignasse ébouriffée et ses yeux collés comme ceux d’un nouveau-né vous arracheraient des larmes. Après s’être un peu rasé en se coupant, Mylo sort de la salle de bains en grognant et en se donnant des grandes claques d’after shave partout sur le visage – mais a oublié le premier cigarillo de la journée accroché à ses lèvres, il se brûle la main.

Couvercle

Les Rolling Stones ont voulu venir. Pink Floyd a voulu venir. Police a voulu venir. Bien d’autres, sans doute. Mais c’est Jean Michel Jarre qui est venu, et le prochain ne sera jamais que le second. S’il y a un prochain. Car les gros bonnets, ceux qui sont descendus de Pékin pour surveiller les opérations, les gros bonnets sont absolument furieux. A cause des incidents de la nuit dernière. Parce que, pour la première fois, ils ont PERDU LE CONTROLE. Alors ils réprimandent et menacent, ce que vous avez fait n’est pas bien du tout et ne vous avisez surtout pas de recommencer demain – sans doute frissonnent-ils rétrospectivement à la pensée qu’ils ont failli accorder à Jarre le stade de cinquante mille places qu’il réclamait. On les entend même dire, en privé, que cette grande première est aussi une dernière et qu’il passera beaucoup d’eau dans le port de Shanghaï avant qu’un autre groupe pop soit invité en Chine. On peut comprendre leur amertume et leur désarroi : ils ont pris le gros risque d’essayer, parce qu’ils pensent qu’il vait mieux prévenir que guérir, qu’il est temps de soulever un peu le lourd couvercle de silence qui pèse sur leur jeunesse et risque, un jour, de sauter au plafond. Ils ont longuement réfléchi, discuté, ils ont choisi une musique idéologiquement neutre et dans leur esprit incapable de susciter d’autres passions qu’anodines – et peut-être, mais là votre imagination vous égare, voyaient-ils aussi dans la musique de Jarre une espèce de prototype d’un genre qu’ils pourraient, une fois l’expérience sur le terrain réussie, imiter eux-mêmes et répandre dans les jeunes oreilles de Chine afin de désamorcer toute velléité de révolte ; une musique opium du peuple. Pékin leur a donné raison. Mais Shanghaï et sa jeunesse turbulente leur ont apporté un démenti cinglant qui risque bien, par ricochet, de les discréditer eux-m^mes. Car l’agneau qu’ils ont introduit dans leur bergerie modèle avait ce soir des allures de grand méchant loup.

Disco

Alors ils ne flirtent pas. D’ailleurs ils n’en ont pas envie, ils écoutent la musique – très bas, à cause des voisins qui appellent parfois la police – et ne serrent pas leurs cavalières de trop près. Quelle musique ?Du disco (terme générique recouvrant tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à de la pop music) ? La radio américaine en diffuse à longueur de journée sur le Sud chinois, propageant la bonne parole capitaliste par le biais du rock’n’roll, du jazz, du C & W et de la romance bien nourrie. Mais ça ne leur plait pas trop, à Li et à Chen, pas plus qu’à tous leurs amis interrogés. Ils préfèrent, aaaaaaah, écouter la radio de Hong-Kong ou de Taïwan, se procurer de façon semi-clandestine les cassettes en provenance de ces paradis mystiques, à la fois si proches et si lointains, où l’on sait ce que chanson veut dire. Vous l’entendrez souvent, cette mélodie du bonheur, c’est un très improbable croisement entre la musique populaire chinoise, toute imprégnée de folklore, et ce que la variété occidentale a de plus sirupeux à offrir. Leur idôle, à Li et à Chen et à des millions de jeunes gens comme eux, c’est une petite femme aux cheveux laqués, au sourire tout rose et aux robes dégoulinantes de strass qui ferait un malheur au grand prix de l’Eurovision. Si elle swinguait. C’est leur rock’n’roll à eux, un minuscule pas en dehors du chemin obligatoire sous le regard d’autorités qui savent – forcément – mais laissent faire.Et le vrai rock’n’roll ? Les Beatles ? Elvis ? “John Lennon est mort” dit Chen, l’air peiné. Il l’a vu dans un magazine étranger sur le port, ou bien on en a parlé à la radio. Mais il ne sait pas QUI était John Lénon, ils ne savent rien de tout ce bruit que fait l’Occident alors même qu’ils ont les moyens de l’entendre. Pourquoi ? Parce qu’ils n’aiment pas ça – peut-être demain ? Des passants s’arrêtent devant le banc, regardent deux minutes et puis repartent dans les allées du jardin. C’est dimanche.

Nuit d’ivresse…

Ils sont là dans la nuit douce, massés devant la porte d’entrée, les lumières tombent droit sur leurs visages extasiés. Ils se bousculent pour se donner du courage, crient en riant le nom de leur nouvelle idole. Seule une grande porte vitrée les sépare du paradis, des couloirs et de la loge où IL est en train de savourer les bulles du triomphe, mais l’idée ne leur viendrait même pas de la pousser : ils restent bien sagement à distance, gentil monôme, agitent leurs mains en l’air dès qu’apparaît une face blanche. Juste un petit groupe, un noyau de fans comme partout autour duquel la foule a fini de s’écouler depuis longtemps; laissant les abords du stade déserts. A l’intérieur un homme aux cheveux gris les regarde, son visage n’exprime rigoureusement rien – il était à votre table au banquet de Pékin, vous avez échangé des cigarettes ; Tizziano dit qu’il est “raisonnablement haut placé dans les services secrets”. Les cris traversent le verre, retombent dans le grand hall plein de fresques sportives. Et puis l’homme aux cheveux gris lève la main. La porte s’ouvre à la volée, tous ces flics qui attendaient près de vous sans même que vous les ayez remarqués se ruent dans la foule. Féroces, efficaces, ils frappent durement les visages et côtes – la porte s’est refermée, on n’entend aucun bruit. En moins de vongt secondes les kids sont dispersés, il ne reste que l’asphalte sous les réverbères. Vous regardez l’homme aux cheveux gris. Il vous regarde.

… De tendresse

Dans les jardins du consulat il y a des pelouses sous la lune et des arbres exotiques dont le vent léger froisse les palmes, un ruisseau qui court plein de reflets. Au loin on entend la rumeur de la fête, un rire qui monte, une coupe qui tombe, des pas sur le gravier des allées. Tout au fond du jardin il y a une tonnelle, des colonnes un peu grecques et sur un banc de pierre un homme et une femme qui se parlent à mi-voix en se tenant les mains. Le ton de l’homme se fait brusquement pressant, il se lève et s’éloigne. LA femme restée seule pose ses mains vides sur ses cuisses, quand elle se redresse un rayon de lune tombe sur son visage. Elle a des cheveux bruns et la peau très blanche, des joues un peu rondes où glissent des larmes.

Frissons

L’ange blanc s’acharne furieusement sur son synthétiseur déguisé en Harley Davidson, et peu à peu, là, sous vos yeux incrédules, il se transforme en ange de l’enfer, avec ses lunettes noires qui renvoient la lumière et ses cheveux qui volent. Insensiblement, les douces et impalpables vibrations qui flottaient dans le stade se sont durcies, la musique planante a changé de raison d’être pour devenir une très directe incitation à la violence, à la débauche, à l’émeute. Au contact de la foule elle s’est transformée, à son tour elle transforme la foule. Jean Michel Jarre le sait, le sent depuis là-haut où toute l’énergie va et vient, il tourne la poignée des gaz à fond et le groupe avec lui – les jolies mélodies deviennent harangues. Rappel. Rappel. Rappel. Les spectateurs refusent encore de quitter la stade, cette fois ils restent là à piétiner le béton jusqu'à ce qu’il tremble et à brailler de toutes leurs forces, les musiciens reviennent encore et encore, chaque fois qu’ils lèvent les bras et soulèvent les clameurs jusqu’au plafond le visage des officiels se durcit un peu plus. Les lumières éclaboussent la scène, les lasers trouent la nuit et paraphent le triomphe en lettres de sang, la sono hurle à pleins poumons – et cette fois il y a de la chair autour du squelette, quand les “Chants Magnétiques” deviennent champs de mines. D’étranges remous agitent la foule, comme des frissons de fièvre. Un homme au torse nu est porté à bout de bras jusqu’au bas des gradins, l’excitation se propage autour de lui en vagues turbulentes. L’émeute est au prochain virage, et c’est un spectacle plutôt hallucinant après les froides nuits de Pékin.

Belle époque

Juste de l’autre côté de la rue, il y a le Club. Et ce club n’est qu’un long-long couloir, une marche interminable vers l’oasis d’un bar très sombre où étincellent les bouteilles et les cubes de glace, où les petits serveurs en veste blanche se frôlent et se jettent des regards. Votre drink enfin calé dans la paume, vous pouvez parcourir le couloir en sens inverse et sans hâte pousser chaque porte et humer dans l’ordre chronologique les odeurs du Shanghaï de vos fantasmes. Il y a d’abord la piscine immense et déserte, l’eau bleu immobile sous les lumières, l’odeur du chlore et les employés adossés au mur carelé qui attendent près des piles de serviettes – mais personne ne vient. Shanghaï 1931. Les belles étrangères aux jambes blanches arrachent leur bonnet de bain et secouent leur cheveux d’où s’envolent quelques gouttes d’eau, dehors les chauffeurs anttendent en fumant des cigarettes, appuyés contre les ailes des limousines. Ensuite il y a la grande salle de bal pleine de nappes neigeuses et du chuchotement d’un orchestre qui joue des slows et des tangos sous les lustres – mais personne ne danse. Shanghaï 1941.

Les dernières étrangères glissent sur le parquet ciré au bras des diplomates et rient juste assez fort pour ne pas entendre leur monde qui s’écroule au dehors. Plus loin encore, il y a un ancien fumoir, appliques et lambris, transformé en salle de ping pong que traversent et retraversent des millions de serveuses échapées des cuisines immondes – mais personne ne mange. Shanghaï 1951. Le consul d’URSS, en manches de chemises et bretelles staliniennes, pourfend l’air moite à grands coups de raquette, la sueur dans ses yeux l’empêche de bien voir le minuscule Chinois qui danse de l’autre côté du rectangle vert. Enfin il y a la salle de jeux vidéo, le fracas des planètes qui explosent et les bolides qui brûlent sur le bas-côté des écrans, les machines clignotent et chantent en attendant leur ration de jetons. Shanghaï 1981. Les rockers ont envahi la place, leurs bottes écrasent la pédale de l’accélérateur, d’un doigt ils déclenchent l’apocalypse et de l’autre font tourner des glaçons dans leur gin. Debout autour des machines, les employés silencieux et impénétrables regardent les étrangers qui jouent à la guerre – mais personne ne meurt.

Un signe

Lorsque vous leur avez proposé d’aller les saluer à la fin du concert, ils ont dit qu’il vaut mieux ne pas faire ça, faites-nous juste un signe et merci pour les billets. Mais quand vous passez au large d’eux entre deux rappels et dans la bousculade, ils vous font de grands signes et viennent à vous pour vous remercier encore et vous presser de questions tout en mangeant des yeux la scène où les musiciens sont revenus. A la différence des gens de Pékin, ceux de Shanghaï ne se demandent pas avant de réagir s’ils comprennent cette musique : ils l’aiment, tout simplement, et ils le montrent. De même, chose nouvelle, ils ne mentionnent les lasers qu’en passant et non plus comme l’essentiel du show. Tout autour des gens courent, le concert s’achève dans la plus totale confusion et c’est de la faute du type au costume blanc.

Grosses têtes

Ca s’appelle le Centre de Recherches Laser de Shanghaï, ou quelque chose comme ça. C’est le plus important de Chine, facile d’imaginer des savants en blouse blanche se livrant à de stupéfiantes expériences et tout près de trouver au creux de folles équations le rayon qui en fera les maîtres du monde. Quand ils arrivent un beau matin dans le stade, avec leurs costumes gris bien repassés et leurs lunettes à montures d’écaille, on se dit que les grosses têtes se sont offert un petit break et viennent voir les enfants d’Occident faire joujou avec leurs dérisoires traits de lumière. Mais non. Quand les techniciens aux yeux gonflés de sommeil transpersent de leurs rayons le stade désert, les grosses têtes sont vraiment bluffées et n’ont jamais vu ça – car leurs travaux sont loin derrière : eux, ils savent juste découper le béton. Vous les observez et réalisez que les savants, aujourd’hui, ne sont pas ceux que vous croyiez.

Incident

A travers la cohue des loges le petit diplomate se fraie difficilement un chemin, peut-être même bouscule-t-il deux ou trois personnes sans s’excuser tant il est énervé. Il a troqué sa salopette de travailleur auxiliaire pour des vêtements de jeune (sport) diplomate (mais chic). Ignorant les coupes de champagne qu’on lui tend, il se plante devant le Patron et lui dit que quand on est invité en Chine on se tient correctement, il est des choses qui ne se font pas et ce qu’a fait Jean Michel ce soir en est une. Car il a bouté le feu au stade, à la ville, à la Chine tout entière, et ruiné le prestige de la France par la même occasion. Le Patron le regarde, tire sur sa cigarette et répond en recrachant la fumée que Jean Michel et lui font ce qu’ils veulent et que si ça se trouve ils recommencent demain.

Ya-reuh

Est-ce que les Chinois se ressemblent tous ? Oui, c’est connu. Et les Occidentaux aussi. Bernard, son attaché de presse, ressemble donc à Jarre – et plus encore : ils ont tous les deux les cheveux longs. Alors quand dans le bus prêt à partir le premier décide qu’il a oublié quelque chose et qu’il doit retourner au stade, il prend un risque certain. Car le véhicule est cerné, secoué par une horde de petits bonshommes jaunes qui écrasent leur nez contre les vitres et dont les yeux fureteurs ne parviennent pas à décider lequel de tous ces visages est celui de Jarre – qui n’est pas là, ce qui met Bernard en tête de liste. Mais il descend tout de même, et en un clin d’oeil il est happé par la meute, englouti et .. mais il réussit à s’arracher, comme une deuxième ligne d’une mêlée ouverte, et fonce en zig-zags – il a vu trop de films de guerre – à travers un parking soudain immense, deux grandes jambes poursuivies par cent petites. Les cris s’éloignent : “Ya-reuh ! Ya-reuh !”

Mauvaise graine

Et la télévision de Shanghaï qui a filmé CA avec ses deux antiques caméras fixes, ce pandémonium en direct sur les petits écrans. Et la radio chinoise qui a propagé à travers le pays les échos de cette décadence, les frasques du gentil concertiste devenu fou. Multimédia, oui. Heureusement que ces petites “déviations” n’apparaîtront pas sur le disque qui sortira en Chine, le premier d’un artiste occidental contemporain – au début des négociations, les Chinois voulaient recevoir les bandes et toutes les pochettes imprimées ; en guise de royalties, ils offraient DEUX exemplaires du disque pressé par eux.

Bonne parole

“Tatto You”, Elvis, “Le Train du soir”, vous avez tout distribué en vrac, cassettes furtivement glissées d’une main dans une autre et vite enfouies dans des poches toutes pareilles. Puis, d’un rendez-vous secret à l’autre, vous avez attendu les résultats, les commentaires, les coups de foudre. Et tous ils revenaient – peut-être parce que vous leur offriez des tickets – et toujours leur réponse était la même : ils n’aimaient pas. Parce que c’est trop violent, parce que les chanteurs crient et ne chantent pas, parce que c’est trop répétitif, parce que cette musique les agresse et que son rythme les bouscule – pourtant, insondables mystères de l’âme asiatique, plus les concerts de Jarre devenaient agressifs, et plus ils criaient.

Cigales

Le gang des touristes, c’est encore autre chose. Un petit noyau d’irréductibles qui se feraient couper un bras plutôt que de manquer une journée de visite et de shopping. Chaque matin les voit se regrouper devant l’hôtel et partir haut les coeurs pour une autre razzia, chaque après-midi les voit revenir ployant sous leur fardeau. Comme des receleurs, ils entassent dans le secret de leurs chambres des vêtements et des vases, des meubles et des tableaux. Ce sont les conquérants de l’inutile, si charmants et de si bonne compagnie. Un jour qu’ils revenaient de la visite d’une usine, ils vous ont dit : “Vous savez quoi ? Dans cette usine, ils passaient la musique de Jean Michel !” Ils sont partis prendre leur thé et vous êtes resté là à vous demander si c’était une aussi bonne nouvelle que ça.

Secrets

Ces rendez-vous secrets, tout de même, vous ne pouvez vous empêcher d’en être un peu fier – un zeste de grand reporter et un doigt d’agent secret, coktail pour petits frissons. Coups de fil mystérieux et rencontres clandestines. Jusqu’au jour où, dans le bus, l’interprète brise votre beau joujou en vous demandant d’une voix suave : “Et vos rendez-vous dans le jardin public avec ces jeunes gens, c’est intéressant ?” Il a dit “jeunes gens”, mais vous savez qu’il aurait très bien pu dire leurs noms. Et que vos amis n’étaient peut-être pas tout à fait des amis. Mais peut-être, d’un autre côté, qu’ils étaient vraiment des amis ? Vous ne savez plus.

Le garçon rond

Le garçon d’étage a de bien étranges manières et une voix de fille, il vous coince dans l’escalier et vient se coller contre vous, sa bouche humide remue et parle un français impeccable. Il vous suit jusque dans votre chambre, pendant que vous vous déshabillez pour le bain il reste là à se dandiner, les yeux au sol, un peu mou, un peu triste. Vous lui demandez s’il veut faire l’amour avec vous, il sursaute et dit : “Oh non, Monsieur.” Même si vous le payez ? Il répète : “Oh non, Monsieur.” Et puis il comprend et se met à vous raconter son histoire, comment on l’a sélectionné enfant dans son école pour devenir interprète, son passage dans les Gardes Rouges et le bel avenir devant lui. Jusqu’à la chute de la Bande des Quatre et sa disgrâce immédiate : puisqu’il parlait si bien le français, il serait larbin dans un hôtel de Shanghaï, le plus loin possible de chez lui. Alors, des Français il n’en voit pas si souvent et il voulait juste parler, Monsieur. Il referme la porte sur son malheur et vous n’avez plus qu’à noyer votre honte dans la baignoire.

Hong-Kong

Assis solitaire dans le bar du vingt-cinquième étage, vous sentez l’air glacé de la climatisation qui vous descend dans les bronches et un autre rhume qui vient. Seul au sommet du monde. Tout en bas sur la voie express les phares des grosses voitures tirent leurs traits de lumière, de l’autre côté de la baie les buildings de Kowloon scintillent. Voilà. Vous êtes là, les pieds enfoncés jusqu’aux chevilles dans la moquette d’un des meilleurs hôtels du monde et un coktail parfait sur la table basse, dans la pénombre du bar d’en bas un orchestre philippin récite le hit-parade du monde civilisé sans une fausse note, il y a des téléphones jusque dans les salles de bains et des masseuses spécialisées plein les pages de l’annuaire. Ca devrait être formidable. Mais ça ne l’est pas.

Philippe Paringaux.

Publicité
Publicité
Commentaires
Tout sur Jean Michel Jarre
Publicité
Archives
Publicité